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La composition du langage

3/1/17

    Nous avons vu lors d'un article précédent que le langage était spécifiquement humain malgré des tentatives d'apprentissage de celui-ci à des animaux, en particulier des chimpanzés. Ceux-ci arrivaient à manier des codes appris, mais on s'est aperçu qu'ils n'arrivaient pas à créer de nouveaux sens à partir d'une combinaison originale des unités langagières. De plus, leur communication était essentiellement centrée sur l'expression des demandes de nourriture et de contact; ils ne l'utilisaient pas pour produire de l'imaginaire, de l'humour ou parler d'autre chose que de la situation immédiate. Ils ne comprenaient pas la syntaxe ni la fonction grammaticale des mots . Pour l'animal, le signe reste lié à une signification et une seule. Le codage animal est fixe, alors que le système langagier humain est mouvant, polymorphe, flexible.
     Le langage est donc un système symbolique qui permet aux hommes de communiquer entre eux.Pour cela, même si le choix des symboles peut sembler arbitraire, il y a nécessité de consensus. « Il n'y a pas plus de raison d'appeler la girafe girafe et l'éléphant éléphant que d'appeler la girafe éléphant et l'éléphant girafe1 », nous dit Lacan. Certes, mais il y a nécessité que toutes les personnes soient d'accord sur le sens accordé à chacun de ces mots. Quand le mot girafe est choisi pour désigner une certaine réalité sensible de la girafe (son image, généralement), il convient que toutes les personnes utilisant cette langue utilisent ce mot – si des contestataires décident d'utiliser le mot éléphant pour désigner ce que les autres nomment girafe, il va être compliqué de s'entendre. A moins de s'auto-proclamer “maître du langage” comme Humpty Dumpty dans Alice et pouvoir déclarer avec aplomb : « Moi, quand j'emploie un mot, (…) il signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus ni moins2 »... Il ne faudrait pas qu'il y ait trop de maîtres du langage auto-proclamés, car la communication entre les hommes deviendrait bien compliquée. Il est nécessaire que chaque symbole corresponde à une réalité déterminée.
      Le mot girafe est ce que l'on appelle un signifiant. Ce terme vient de Ferdinand de Saussure qui, considérant la langue comme un système, proposait une théorie du signe unissant un concept (le signifié) à une image acoustique (le signifiant)3. Lacan a repris ces termes, indiquant que « le signifiant, c'est le matériel audible4 », ce qui n'est pas loin de l'image acoustique de Ferdinand de Saussure, puis qu'il s'agit d'un élément de langage « à caractère matériel5 ». Quant à l'autre versant, le signifié, on pourrait penser qu'il s'agit de la chose, mais Lacan précise que « alors qu'on pense à la chose, (…) il s'agit [plutôt] de la signification. Néanmoins, chaque fois que nous parlons, nous disons la chose, le signifiable, à travers le signifié6 ».
       Le signifié est donc un concept, et le signifiant, un symbole. Le symbole ne peut cependant pas représenter toute la réalité de ce qu'il symbolise – le mot « chien » ne désigne pas toute la réalité du chien. Non seulement en tant que symbole, « le mot est déjà une présence faite d'absence7 », ainsi que le souligne Lacan, mais ce même Lacan fait valoir tout ce qui est laissé de la réalité quand on nomme une chose, parce qu'innommable, voire inconnaissable. Hobbes déjà écrivait que l'homme ne connaissait de l'objet qu'il tentait de nommer que ce que ses sensations lui avaient appris de cet objet, par les impressions de celui-ci sur les organes humains : « La cause de la sensation réside dans le corps extérieur, ou objet, qui produit une impression sur chacun des sens appropriés, que ce soit immédiatement comme dans le goût et le toucher, ou médiatement comme dans la vue, l'ouïe ou l'odorat8 » et qu'il fallait bien séparer les deux : « l'objet est une chose, l'image ou l'illusion une autre » car « la sensation n'est rien d'autre que l'illusion première causée (…) par l'impression, c'est-à-dire le mouvement des choses extérieures sur nos yeux, nos oreilles, et sur sur d'autres organes prévus à cet effet.9 » On peut donc dire que le signifiant est ce qui désigne l'illusion de l'objet, ce que nos sens perçoivent de l'objet, et non l'objet lui-même.
   Lacan disait aussique c'est par l'accès au monde symbolique, au monde du langage, que le Sujet se constituait. Mais en même temps qu'il y entrait, il s'y aliénait, il y perdait quelque chose de fondamental de sa Vérité : cette opération, il l'a nommée la Spaltung, la Fente du Sujet, sujet qui dès lors sera représenté comme barré – la barre, dans l'univers lacanien, représente la différence entre le signifiant et le signifié. Dorénavant, le Sujet sera condamné à être divisé. Le Sujet va abandonner une partie de son être véritable au profit de ce que son entourage va dire de lui, s'y identifier, et perdre le lien avec lui-même. Et lors de cette entrée dans le langage, une partie du Réel que l'on ne peut nommer va être laissée – partie que Lacan l'appelait objet a. Cet objet a ne peut par définition pas être décrit, il échappe au langage. C'est l'objet fondamentalement perdu. Nous reviendrons dessus lorsque nous parlerons du développement du langage chez l'enfant1. Cet enfant, celui que nous avons tous été, ne ménage pas ses efforts pour entrer dans le langage et tenter de le maîtriser : comme il est décevant de réaliser par la suite que ce langage nous a coupé en fait d'une partie de la réalité ! En nommant les choses du monde, nous écartons de notre représentation de celui-ci tout ce que nous ne pouvons nommer. Le langage est toujours insuffisant. Et plus nous utilisons celui-ci, plus nous nous écartons du réel, au point de l'oublier. Nous construisons une représentation du monde construite sur le langage. « Le monde est comme ci ou comme ça parce que nous disons qu'il est ainsi. Si nous cessons de nous dire que le monde est comme ça, le monde cessera d'être comme ça2 », explique don Juan à Carlos dans Voir : les enseignements d'un sorcier yaqui, et le principe de son enseignement reposera ensuite sur l'arrêt de ce monologue intérieur permettant l'ouverture au réel indicible, que nous ne voyons plus parce que nous ne pouvons pas le nommer. La pensée est faite de mots – du moins, la pensée consciente. Mais l'expérience montre que lorsque ce “bavardage intérieur” cesse (ce qui ne va pas toujours de soi), c'est tout un monde sensible qui s'ouvre, un monde oublié. L'enfant déploie une énergie considérable à scinder le monde pour entrer dans celui des mots, dans celui que les adultes lui montrent. « Vois-tu, dès notre naissance, les gens nous racontent que le monde est comme ceci ou comme cela, et il est évident que nous n'avons pas d'autres choix que de voir le monde comme les gens nous ont dit qu'il était3 » appuie don Juan.
      Lacan dit-il autre chose lorsqu'il dit : « c'est le monde des mots qui crée le monde des choses 4» ? En nommant, on tronque la chose d'une partie de sa réalité : « le mot (…) est déjà une présence faite d'absence 5», ajoute-t-il, car « le concept est toujours là où la chose n'est pas6 ».
Il nous citait aussi le beau poème d'Antoine Tudal :
« Entre l'homme et l'amour,
Il y a la femme.
Entre l'homme et la femme,
Il y a un monde.
Entre l'homme et le monde,
Il y a un mur. »
(Antoine Tudal, in Paris en l'an 2000)7
 
     Pour lui, ce mur représente le “mur de langage”. Mur que l'on retrouve aussi dans l’œuvre de Castaneda, sous la forme d'un “mur de brouillard” séparant deux mondes, celui de ce qui est appelé “la réalité première” où les choses sont claires et prévisibles (tel le monde du langage) de celui de “la réalité seconde” où tout peut arriver (le monde du Réel). Une séparation existe entre le Réel et ce que nous en percevons, entre le Réel et ce que nous en disons.
      Le langage institue un terrain d'entente, un pré où la rencontre avec l'Autre, avec les autres, est possible. En usant d'un langage commun, nous pouvons commenter le vert de l'herbe et partager l'eau de la mare. Mais même lorsque l'autre n'est plus là, nous restons dans ce lieu. Nous avons oublié que le monde n'était pas constitué que de ce pré.
       Ou plutôt, c'est notre conscient qui l'a oublié. Notre inconscient, lui, saute les barrières et sillonne l'autre monde.

 
1Voir supra p.30
2Carlos CASTANEDA, Voir : Les enseignements d'un sorcier yaqui, Ed. Gallimard, 1980, p.212
3Carlos CASTANEDA, Le Voyage à Ixtlan - Les leçons de don Juan, Ed. Gallimard, St-Amand, 1985, p.234
4Jacques LACAN, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, op cit., p.22
5Id. p22
6Jacques LACAN, Séminaire I, op. cit., p.267
7Jacques LACAN, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, op. cit., p.29
1Jacques LACAN, Séminaire I – Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p.290
2Lewis CARROLL, Alice de l'autre côté du miroir, Le livre de poche, Librairie Générale Française, 2010, p.88
3Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1981, p.98-99
4Jacques LACAN, Séminaire I, op. cit., p.272
5Jacques LACAN, Séminaire III, Paris, Seuil, 1981, p.65
6Jacques LACAN, Séminaire I, op. cit., p.272
7Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole en psychanalyse », op. cit., p.22
8Thomas HOBBES, Léviathan, collection Folio/Essais, Gallimard, 2000, p.72
9Id., p.73

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