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Le langage est le propre de l'homme

14/7/16

      Le langage est le propre de l'homme. C'est du moins ainsi qu'il est défini dans le dictionnaire : «fonction d'expression de la pensée et de la communication entre les hommes » , nous dit le Petit Robert. Même s'il est parfois utilisé s'agissant des animaux (le “langage des oiseaux”, par exemple) désignant par là les cris, chants, comportements de ceux-ci, il ne l'est que par extension, par analogie. Le langage est une caractéristique humaine.

      Cela peut d'ailleurs paraître surprenant. Après tout, il aurait pu être concevable que le langage se définisse d'abord globalement, humains et animaux indifférenciés, pour ensuite se caractériser différemment selon la catégorie. Mais il n'en est pas ainsi.

      Si le langage était synonyme de communication, nul doute que sa définition aurait perdu de son caractère strictement humain. Personne ne conteste le fait que les animaux communiquent entre eux, voire entre espèces, parfois avec l'homme. Mais, comme l'écrivait Aristote, « seul parmi les animaux, l'homme a un langage ». C'est en se penchant sur les caractéristiques de la communication animale que l'on peut comprendre la spécificité du langage humain.

      Cette communication animale se fait au moyen d'expressions gestuelles, faciales, vocales, de mouvements, de comportements. Ses buts peuvent être l'expression d'un danger (le cri d'alerte des oiseaux, par exemple), l'expression d'une émotion, parfois en vue d'une interaction (par exemple le grognement d'un chien en avertissement à l'égard d'un intrus), une séduction sexuelle, le marquage de territoire, le maintien d'un lien social, et même parfois la communication d'informations précises, comme dans le cas de la danse des abeilles.

      De ce dernier exemple, que l'on connait depuis les travaux de Von Frish, Emile Benveniste, dans son ouvrage Problèmes de linguistique générale1, tout en ne niant pas qu'il s'agisse effectivement d'un système de communication, a pointé de nombreuses différences avec le langage humain, en particulier :

1°) Il n'existe pas de dialogue. L'aveille donne l'information et n'attend pas de réponse.

2°) Le message ne peut pas être reproduit par une autre abeille qui n'a pas vu ce que la première annonce. Il n'y a donc pas transmission sans fin dans l'espace et dans le temps, contrairement à ce qui se passe avec le langage humain.

3°) Le contenu du message est extrêmement limité, toujours en rapport uniquement avec la nourriture et les données spatiales.

4°) Le symbolisme particulier est une transposition de la situation objective, sans variation ni transposition possible.

5°) Le message des abeilles ne se laisse pas analyser (il est indécomposable).

Benveniste conclut alors que le “langage des abeilles” n'était pas un langage, mais juste un code de signaux. Il insiste sur le fait que le langage est l'essence de l'homme. L'animal réagit à un signal (un cri ou un son) mais ne l'interprète pas comme un symbole, contrairement à l'être humain.

      Lacan, dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse 2», ajoute encore une autre dimension. Définissant cette danse des abeilles comme un code, un sytème de signalisation, il précise : « Est-ce pour autant un langage ? Nous pouvons dire qu'il s'en distingue (…) par la corrélation fixe de ses signes à la réalité qu'ils signifient. Car dans un langage, les signes prennent leur valeur dans leur relation les uns aux autres, dans le partage lexical des sémantèmes autant que dans l'usage positionnel, voire flexionnel des morphèmes, contrastant avec la fixité du codage ici mis en jeu. » Car non seulement le langage est symbolique, mais aussi les éléments qui le composent interagissent les uns sur les autres, l'ordre dans lequel ils sont présentés a une importance sur le sens de ce qu'ils signifient.

      Afin d'appuyer l'hypothèse que cette aptitude est spécifiquement humaine, rappelons-nous les expériences pratiquées avec les primates, en particulier les chimpanzés. Celles-ci sont présentées dans un livre d'Agnès Florin, Le développement du langage3. Les chimpanzés n'arrivant pas à oraliser, les chercheurs se sont tournés vers le langage des signes utilisés par les sourds, ou vers certains codes faits par exemple de morceaux de plastique aux formes et couleurs différentes associées à des mots pour leur apprendre une autre sorte de langage. Les résultats ont été que l'apprentissage des codes était possible, au moins dans une certaine mesure : certains ont pu reproduire et utiliser de nombreux signes (quelques centaines), pour communiquer avec les hommes, voire même entre eux – mais ils n'ont pas montré la capacité de créer de nouveaux sens à partir d'une combinaison originale des unités langagières. Par ailleurs, leur communication était centrée sur l'expression de demandes de nourriture et de contact ; utiliser le langage pour produire de l'imaginaire, de l'humour, ou parler d'autre chose que la situation immédiate reste, pour l'essentiel, hors de la portée des animaux. De plus, ils ne comprenaient pas la syntaxe ni la fonction grammaticale des mots : ils ne faisaient pas la différence entre le présent et le futur, ne comprenaient pas l'équivalence entre une forme active et une forme passive, et étaient incapables de prendre en compte le caractère abstrait des signes par rapport à la réalité, tel qu'il se manifeste par exemple à travers la polysémie ou la synonymie. Agnès Florin conclue ainsi cet exposé : « Maîtriser le langage, ce n'est pas seulement associer des signes ou des mots à des objets, comme le font certains animaux. (…) Pouvoir créer, pour soi et pour autrui, tout un ensemble de représentations grâce aux signes, là réside probablement la part spécifiquement humaine du langage4. »

      Pour l'animal, le signe reste lié à une signification et une seule. Il utilise et réagit à ceux-ci mais ne prend pas de distance par rapport à eux, ne joue pas avec eux en les combinant pour en faire autre chose, ne peut comprendre qu'ils peuvent avoir plusieurs sens. René Spitz écrit : « dans le langage, les symboles sémantiques remplacent la Gestalt de la posture et du comportement qui sert de signal aux espèces non humaines5 », mais le fait qu'il s'agisse de symboles plutôt que de signaux change beaucoup de choses. Le codage animal est fixe, alors que le système langagier humain est mouvant, polymorphe, flexible. « La création de mots ou d'expressions nouvelles, le changement ou le renouvellement des significations, la création de métaphores, les jeux de mots, ce qui correspond à une prise de distance par rapport au langage, semblent rester le propre de l'homme6 », écrit Agnès Florin.

      Nous verrons lors d'articles ultérieurs comment est constitué ce langage, ce que parler implique, ce qu'il permet et à quoi il ferme. Le langage est un outil fondamental pour la psychanalyse, qu'elle soit freudienne, lacanienne, ou férenczienne. Même s'il n'est pas le seul, il demeure néanmoins le pilier sur lequel s'appuie celle-ci.

1Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, p.59-62

2Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, rapport du Congrès de Rome tenu à l'Istituto di Psicologia della Universita di Roma les 26 et 27 septembre 1953

3Agnès FLORIN, Le développement du langage, Ed. Dunod, Paris, 1999, p. 9-11

4Id., p.11

5René SPITZ, De la naissance à la parole, la première année de la vie, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 108

6Agnès FLORIN, op. cit., p.13

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